Alors que la pénurie de main-d’œuvre, l’inflation galopante et la crise du logement abordable frappent le Québec de plein fouet, nous, les Auberges du cœur, maillon essentiel de la prévention et de la lutte à l’itinérance et à la pauvreté chez les jeunes, sommes à bout de souffle et de ressources pour accomplir notre mission. Une mission qui s’alourdi d’année en année. Un financement à la hauteur des autres types de ressources d’hébergement communautaires est nécessaire pour pouvoir accompagner les jeunes qui trouvent du soutien et de l’accompagnement dans nos organisations, et ce à la hauteur de leurs besoins, de leurs enjeux et de leurs difficultés. Malgré un premier pas vers un rattrapage financier lors de l’année 2022, nous avons vu l’écart entre le financement des maisons d’hébergement communautaire pour jeunes et celui de nos partenaires des ressources pour femmes s’agrandir. Cet écart se traduit par des bris de services, soit par la fermeture de lits ou de volet complet d’intervention, soit par l’incapacité à traiter des demandes d’aide, faute d’employé·e·s dans nos organisations.
Dans l’objectif d’améliorer les conditions de vie de la population, d’assurer le respect de leurs droits et de réduire les inégalités socioéconomiques entre les plus pauvres et les plus riches, nous recommandons que le gouvernement soutienne adéquatement l’action communautaire autonome (ACA) et la justice sociale, et à l’instar du Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA) et de ses membres, le Regroupement des Auberges du cœur du Québec recommande au gouvernement :
1- De procéder à un rattrapage immédiat et urgent dans le financement à la mission des Auberges du cœur et des maisons d’hébergement jeunesse communautaires du Québec. Ce rattrapage s’élève à 22M$ uniquement pour les Auberges du cœur.
2- D’investir 460M$ supplémentaires dans le financement à la mission globale des organismes d’ACA afin de favoriser le respect de leur autonomie et de renforcer leur capacité d’agir.
3- D’indexer annuellement les subventions à la mission globale de tous les organismes d’ACA selon la hausse des coûts de fonctionnement.
4- De renoncer aux baisses d’impôts annoncées lors des élections provinciales de 2022 et investir les sommes de cette mesure économique dans le financement des organismes communautaires autonomes jeunesse ainsi que dans les services aux populations vulnérabilisées.
5- D’investir massivement dans les services publics et les programmes sociaux afin de réduire les inégalités socioéconomiques et d’améliorer l’accès, sans discrimination, à des services publics universels, gratuits et de qualité.
6- Donner aux instances concernées le financement et les ressources nécessaires afin de réaliser les « recommandactions » de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse.
Une partie du travail essentiel des Auberges du cœur est d’accompagner et de soutenir les jeunes de 12 à 35 ans en situation d’itinérance ou vivant des difficultés dans le développement de leur autonomie afin de leur permettre une transition à la vie adulte moins ardue. Elles ont acquis au fil des années une grande reconnaissance dans différents milieux, qu’ils soient communautaires, institutionnels et universitaires. Leur précarité financière les place pourtant devant des situations déchirantes : fermer temporairement des lits, refuser des demandes d’hébergement de jeunes et voir du personnel qualifié quitter la ressource. Des départs souvent dus à l’instabilité des horaires, aux salaires très bas et aux conditions de travail peu avantageuses en comparaison aux autres milieux d’intervention en hébergement 24/7. Ce faisant, les maisons d’hébergement jeunesse communautaires maintiennent elles-mêmes des employé·e·s en situation de grande précarité.
Les Auberges du cœur ont un manque à gagner de près de 22M$ annuellement pour avoir une certaine équité avec les autres types de ressource d’hébergement. Pourtant, il n’en coûte pas moins en électricité, en épicerie, en entretien des bâtiments, etc., pour faire fonctionner ces ressources.
Les intervenant·e·s des Auberges du cœur reçoivent en moyenne un salaire de 18,80$ de l’heure tandis que l’échelon de base dans le réseau de la Santé et des Services sociaux est de23.00$ de l’heure. Ce taux représente souvent le maximum de l’échelle salariale dans les Auberges du cœur. Cette iniquité salariale cause des difficultés permanentes dans le recrutement de personnel et la rétention d’employé·e·s d’expériences. On observe des départs massifs vers le réseau ou pour les d’autres ressources d’hébergement, fragilisant ainsi la capacité de mener à bien leur mission.
Par ailleurs, le manque de financement force les maisons d’hébergement communautaire pour jeunes à investir davantage de temps et d’énergies dans la collecte de fonds pour boucler leur année financière. Ces collectes ne permettant pas une prévisibilité à long terme ont donc deux effets pervers :
· Orienter des ressources ailleurs que sur les objectifs de mission des organismes
· Empêcher un développement innovant et pérenne de volets d’intervention, de soutien et d’accompagnement directement pour les jeunes.
Les Auberges du cœur font partie intégrante du filet social québécois, au même titre que les services publics et les programmes sociaux. Chaque année, elles accueillent et soutiennent plus de 3 500 jeunes. Ce soutien s’articule autour de plus de 350 places en hébergement, de 150 autres places en appartements supervisés ou en logements sociaux ainsi que des suivis post-hébergement[1]. C’est aussi près de 500 travailleur·euse·s qui gravitent autour de ces jeunes. De plus, les Auberges du cœur doivent refuser pratiquement autant de demandes, généralement par faute de places, de personnel ou de financement. Ces chiffres ne reflètent qu'une partie des besoins des jeunes pour le type d'hébergement et de soutien que nous offrons considérant les territoires où de telles ressources sont inexistantes. Pourtant, elles restent sous-financées depuis des années au regard de leurs besoins.
Nous notons depuis plusieurs années que les enjeux de pauvreté, de santé mentale et de désaffiliation sociale s’alourdissent chez nos jeunes. Ajoutés à la crise des logements abordables, cela fait en sorte que la sortie des jeunes des Auberges est souvent compromise. Les jeunes doivent accepter des logements beaucoup trop chers pour leur capacité financière, précipitant une détresse financière tout en réactivant le spectre d’un retour à l’itinérance (cachée ou visible). Puisqu’ils et elles ne sont tout simplement pas en mesure de se trouver une place où vivre, leur solution se résume malheureusement à prolonger leur séjour au maximum, puis à passer d’une maison d’hébergement à une autre, malgré leur niveau d’autonomie plus nécessaire pour la vie en appartement. Ces situations les placent ainsi dans une roue de pauvreté sans fin.
Autre enjeu de taille, les difficultés d’accès à des soins en santé mentale exacerbent des situations déjà précaires et causent une surcharge de travail notable sur les équipes d’intervention des maisons d’hébergement jeunesse communautaires pour s’assurer d’un séjour qui donnera des résultats positifs plutôt qu’accroître une détresse psychologique déjà importante.
Face à la lourdeur des cas que les Auberges du coeur accueillent, nous avons besoin de moyens importants afin de permettre aux intervenant·e·s d’expérience de travailler dans des conditions qui leur permettent à la fois de rester en poste dans l’organisme, mais aussi de mettre en pratiques des suivis et des activités optimales permettant aux jeunes hébergé·e·s de s’accomplir. Nul besoin de mentionner que l’apprentissage et la participation citoyenne des jeunes sont une richesse inestimable à l’ensemble de notre société.
Au cours des dernières années, le Regroupement des Auberges du cœur du Québec a dû répondre à de nombreuses occasions à des demandes d’informations du public pour connaître les démarches à suivre pour ouvrir une ressource d’hébergement jeunesse dans leur région. Le modèle « Auberge du cœur » est souvent retenu pour sa structure, son autonomie et ses approches d’intervention auprès des jeunes (volontariat, approche globale, réaffiliation sociale, développement du pouvoir d’agir, etc.). Nous avons accompagné récemment un groupe qui a travaillé pendant près de 4 ans à réaliser les différentes étapes dans la création d’un organisme communautaire autonome. Maison L’Ancrage Pierre-de-Sorel a démarré ses activités au début de l’année 2022 et la précarité financière la guette déjà. Plus récemment, nous accompagnons un autre groupe de la région de la Gaspésie qui souhaite développer une réponse aux enjeux que vivent les jeunes, notamment ce qui touche la prévention de l’itinérance et le soutien pour ceux et celles vivant des difficultés. À Montréal, bien que plusieurs ressources y sont déjà bien établies, nous constatons un fort besoin dans le secteur de Montréal-Nord-Rivière-des-Prairies, car depuis près d’une décennie que différents acteurs communautaires s’informent des étapes pour créer une ressource qui répondrait aux enjeux spécifiques de leur population jeunesse.
De plus, plusieurs régions du Québec n’ont tout simplement pas accès à des ressources en hébergement jeunesse communautaires, malgré des besoins de plus en plus criants. Bien que nous voyons des personnes se mobiliser afin de créer des réponses adaptées à leurs réalités régionales, le frein commun aux initiatives reste la recherche de financement. La création et la survie de ressources ouvertes 24/7 en hébergement communautaire pour les jeunes, là où les besoins sont observés, sont intimement liées à l’obtention d’un financement à la mission adéquat et récurent.
Le Regroupement des Auberges du cœur du Québec voudrait bien voir des activités dans chacune des régions de la province et permettre à l’ensemble des jeunes d’avoir les mêmes chances de développer leur plein potentiel et faire partie prenante de la société. Encore faut-il que ces jeunes deviennent une priorité.
Les impacts du sous-financement sur les équipes de travail des Auberges du cœur sont nombreux, ce qui mène souvent les ressources à réduire des services, voir même fermer des lits temporairement :
- haut taux de roulement du personnel en raison des conditions de travail non compétitives,
- manque de budget pour l’embauche de personnel supplémentaire alors que chaque Auberge avait en moyenne 3 postes à combler en 2021,
- plus de 25 % des travailleurs et travailleuses ont eu recours à un congé maladie de plus d’une semaine au cours des deux dernières années,
- la majorité des travailleurs et travailleuses ont eu recours à des congés de maladie (1 à 5 jours) pour stress, anxiété et surcharge de travail, souvent dus au taux d’absentéisme élevé de leurs collègues,
- plus de la moitié des travailleurs et travailleuses ont épuisé leur banque de congés de maladie en près de quatre mois,
- les travailleurs et travailleuses ayant épuisé leur banque de congés de maladie doivent souvent piger dans leurs vacances annuelles pour s’absenter,
- la majorité des travailleurs et travailleuses ayant droit à un PAE (programme d’aide aux employé·e·s) y ont eu recours.
Le Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA) dévoilait, en octobre 2020, les résultats d’un sondage exclusif auprès de la population québécoise portant sur le rôle des organismes communautaires durant la pandémie. Le sondage, réalisé par la firme L’Observateur, révèle que les Québécois·es ont une haute opinion de la place des organismes communautaires dans l’espace public. Il est vrai qu’au cours des dernières années, ils ont joué un rôle essentiel durant la crise sanitaire, ne cessant de rivaliser de créativité et de résilience pour continuer à être présents auprès des populations qu’ils desservent. Ces mêmes organismes qui, aujourd’hui encore, soutiennent des pans complets de la société, particulièrement les populations vulnérabilisées, alors que nous tentons collectivement de passer à une vie post-pandémie.
Faits saillants :
- 72%de la population croient qu’ils sont des acteurs clés durant la pandémie pour rejoindre les communautés les plus affectées.
- Selon67% de la population, le rôle majeur des organismes communautaires en temps de pandémie est d’aider les gens à combler leurs besoins de base urgents.
- Trois autres rôles ressortent :
· aider les gens à comprendre et à respecter les consignes de santé publique (58%);
· soutenir les personnes vivant une situation de vulnérabilité́ (57%);
· offrir aux gens un espace d’appartenance pour briser l’isolement et pour la création de réseaux d’entraide (54%).
Durant la pandémie, les organismes communautaires ont subi une pression supplémentaire importante alors qu’ils devaient combler les manques pour garantir un filet social aux personnes les plus vulnérables. Cette pression a engendré des besoins supplémentaires pour tous les organismes. Un travail colossal a été réalisé par L’Observatoire de l’ACA[2]afin de faire ressortir les impacts sur les organismes communautaires autonomes qu’a eus la pandémie de Covid-19.
Si les organismes d’ACAont été en mesure de jouer un rôle clé pendant et suite à la crise sanitaire,c’est grâce à leur autonomie face aux orientations gouvernementales qui leurpermet d’avoir une grande capacité de résilience et d’adaptation. Cetteautonomie est directement liée au type de financement, à la mission globale,qui leur permet d’avoir le plein contrôle sur les décisions, orientations etactions de leur organisme et leur donne le pouvoir d’agir rapidement etefficacement afin de répondre aux besoins des populations qu’ils rejoignent.
Le caractère essentiel du financement à la mission devient d’autant plus important dans le contexte actuel de crise (inflation importante, crise du logement abordable, détresse psychosociale, etc.) où le communautaire doit faire face à une recrudescence des besoins et que la tendance semble se maintenir à moyen et à long terme. Cette crise sans pareil a plongé des dizaines de milliers de personnes dans des situations précaires. C’est pourquoi il nous apparait crucial de renforcer, dès maintenant, la capacité d’agir des organismes communautaires qui sont en première ligne pour soutenir les populations vivant diverses formes de difficultés, particulièrement chez les jeunes dont l’avenir semble se refermer plutôt que s’ouvrir sur le champ des possibles.
Depuis la mise en œuvre de la Politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire entre2001 et 2006, jusqu’à tout récemment en 2017, aucun investissement sérieux n’a été fait pour le financement de base des organismes communautaires. Pendant cette période, les demandes d’aide et de soutien ont explosé en raison de la réduction des investissements dans les services publics et les programmes sociaux, en particulier pendant la période d’austérité de 2015 à 2018,plongeant ainsi le communautaire dans une situation de sous-financement perpétuel. Le manque à gagner annuel pour l’ensemble des organismes d’action communautaire autonome est estimé à 460 millions$.
Pour les Auberges du coeur, le manque à gagner annuel est estimé à 22 millions $, malgré le premier pas vers un rattrapage financier effectué lors du budget provincial de 2022.
L’absence ou l’insuffisance d’indexation du financement à la mission appauvrit les groupes davantage chaque année puisqu’ils ne peuvent pas assumer la hausse de leurs dépenses (loyer, électricité, charges sociales comme employeur, entretien des bâtiments, etc.). C’est pourquoi l’indexation des subventions à la mission doit être accordée à tous les groupes et calculée en fonction de la hausse des coûts de fonctionnement, qui était estimée à 3,25% annuellement avant la bulle inflationniste.
La crise sanitaire que nous avons vécue est venue mettre en exergue les conséquences du sous-financement des services publics et des programmes sociaux et a amplifié les inégalités sociales. À l’instar de la Coalition Main Rouge, nous demandons au gouvernement d’adopter certaines mesures fiscales[3]ou de couper dans quelques dépenses pour aller chercher un potentiel de 10milliards $ en revenus supplémentaires, chaque année. Cela permettrait de faire face aux prochaines crises et de réinvestir suffisamment pour le renforcement essentiel du filet social québécois. Un filet constitué d’une multitude de groupes dont font partie les Auberges du cœur du Québec en tant qu’organismes communautaires autonomes jeunesse.
Bien que la pandémie ne soit pas complètement derrière nous, l’état de crise lui semble bel et bien passé. Nous avons maintenant le défi de redonner à la société québécoise ses lettres de noblesse en tant que meneuse de justice sociale. Pour y arriver, le filet social qui a longtemps fait office de fleuron du Québec doit absolument être renforcé et consolidé. Cet objectif ne saurait être atteint sans un milieu communautaire fort, autonome et reconnu dans son apport.
[1]Les pratiques en post-hébergement à accompagner des jeunes aux parcours instables, entourés d’incertitudes, après un ou plusieurs séjours en maison d’hébergement. Or, dans un contexte où la pérennité du financement de ces pratiques n’est pas garantie, d’importants risques de rupture et d’exclusion sociale existent pour les jeunes sans possibilité de poursuivre les interventions amorcées pendant ces séjours. Consultez l’article de recherche Le lien d’abord :les pratiques de « post-hébergement » des Auberges du cœur à l’adresse suivante : https://revueintervention.org/wp-content/uploads/2015/07/intervention_142_5_le-lien-d-abord.pdf [consulté le 30/01/2022] afin d’en connaître davantage.
[2] Le rapport complet de cette vaste consultation des groupes d’ACA est disponible ici : www.observatoireaca.org/wp-content/uploads/2022/01/Rapport-recherche_OB_ACA_web.pdf
[3] https://www.nonauxhausses.org/wp-content/uploads/10milliards_mai2020.pdf